L’Eglise que veut le pape François – Journal La Croix

UNE ÉGLISE SYNODALE

À son arrivée sur le sol brésilien, le 22 juillet, François prend soin de saluer les évêques des « Églises particulières ». Manière de signifier qu’il est là comme un évêque (de Rome) invité dans les diocèses d’autres évêques, et non comme le chef de l’Église universelle rendant visite à ses « sujets ». De même, lorsque, samedi 27 ou dimanche 28 juillet, il s’adresse à ses« frères » évêques, du Brésil ou de l’ensemble de l’Amérique latine, c’est moins sous la forme d’un discours ex cathedra que de manière plus informelle, comme une invitation au dialogue, en lançant une série de questions et de propositions et, selon les témoignages des évêques présents, en écoutant assez longuement ses interlocuteurs en retour.

Une attitude qui reflète la conception du gouvernement de l’Église du pape François qu’il ne cesse de déployer depuis qu’il est élu. Le pape, c’est d’ailleurs la définition du concile Vatican II (Lumen gentium), est le « premier » (primus) entre les autres (inter pares) : il prend place en premier dans un collège épiscopal, à qui revient collégialement la charge du gouvernement de l’Église. Il ne décide pas tout seul de manière arbitraire ou monarchique.

Collégiale, l’Église doit donc faire place à la discussion et à la prise de décision en commun. À Rio, le pape a souhaité clairement que cette collégialité se manifeste au niveau des conférences épiscopales, nationales ou continentales qui doivent être, estime-t-il, des instances de décision pour les enjeux régionaux. Il semble ainsi prendre le contre-pied de ses prédécesseurs, qui ont toujours refusé de reconnaître un véritable rôle à ces conférences, au prétexte qu’elles risquaient d’interférer entre l’évêque et le pape.

Collégialité signifie travail en commun. En se souvenant de la manière dont la conférence d’Aparecida s’était déroulée en 2007, le pape livre même sa méthode aux évêques d’Amérique latine : pas de document préétabli sur lequel ils devraient se prononcer, mais une élaboration progressive, au fil de la discussion, « à partir de la mise en commun de la préoccupation des pasteurs ». Voilà qui annonce sans doute une révision assez sensible des synodes des évêques tels qu’ils sont organisés à Rome aujourd’hui, souvent réduits à un rôle de chambres d’enregistrement, sans pouvoir être de véritables lieux de dialogue.

Assez logiquement, le pape recommande cette même « synodalité » à tous les niveaux de l’Église : ainsi des conseils diocésains, mais aussi des conseils paroissiaux, pastoraux ou pour les affaires économiques. Ces conseils doivent devenir des lieux de « participation des laïcs dans la consultation, l’organisation et la planification pastorale », dit-il, avant d’avouer sans fard : « Je crois que nous sommes très en retard en cela. »

Cette synodalité, aux yeux de François, n’est pas un principe en soi mais une condition de l’évangélisation : c’est parce que l’organisation ecclésiale doit être au service « du peuple de Dieu dans sa totalité » et non des structures elles-mêmes qu’elle doit permettre une véritablecommunion entre tous ses membres. Car, derrière, c’est la mission qui est en cause : les « agents pastoraux » de l’Église et les fidèles en général doivent, dit-il, se sentir « partie de l’Église », s’identifier avec elle, et la rendre proche aux baptisés distants et éloignés.

 UNE ÉGLISE MOINS IDÉOLOGIQUE

Dans son discours au comité de coordination du Conseil épiscopal latino-américain (Celam), le 27 juillet, le pape François met en garde contre différentes tentations qui menacent le « disciple missionnaire » et dont pâtirait l’évangélisation.

La première d’entre elles consiste à idéologiser, de différentes manières, le message évangélique. Il mentionne notamment le risque de la« réduction socialisante », qu’il définit comme « une prétention interprétative sur la base d’une herméneutique selon les sciences sociales » ; l’« idéologisation psychologique », qui, en définitive, réduit la rencontre avec Jésus-Christ, et son développement ultérieur, à une dynamique d’autoconnaissance ; la « proposition gnostique », qui conduit à faire de « questions disputées des attitudes pastorales » ; et enfin la proposition pélagienne, qui regarde dans le rétroviseur et cherche à « récupérer » le passé perdu, attitude « fondamentalement statique ». Deux autres attitudes menacent l’Église : le fonctionnalisme qui, en cherchant avant tout le résultat, « s’enthousiasme davantage pour la feuille de route du chemin que pour la réalité du chemin », et le cléricalisme.

« Les propos du pape sur les grandes idéologisations du message de l’Évangile s’avèrent malheureusement universels et nous invitent à relire nos pratiques pastorales avec vigilance et exigence, remarque Thomas Gueydier, directeur du Centre d’études théologiques de Caen. Chacune des idéologisations citée correspond à une tentation générationnelle, et éviter d’y succomber est aussi une belle façon de mettre en œuvre la concorde entre générations. Le pape met notamment le doigt sur une réalité omniprésente dans nos diocèses aujourd’hui, qui concerne particulièrement les générations intermédiaires, marquées par le renouveau charismatique, à savoir une grande tentation spiritualiste. Sous prétexte de ne pas retomber dans les erreurs de la génération précédente qui a pu mettre de côté le spirituel au profit d’un engagement totalement immergé dans l’Histoire, le risque est aujourd’hui de délaisser le rapport au monde pour une vie chrétienne littéralement déconnectée des réalités économiques et sociales. Aujourd’hui, nous avons la tentation de développer une pastorale de disciple et non de missionnaire, qui ignore que la “suivance” du Christ ne se fait pas seulement dans la quiétude douillette de l’oratoire mais aussi et surtout dans le service ardu de la dignité humaine au cœur de la cité, thème amplement développé dans Lumen fidei (n° 51). »

Pour ce jeune théologien, la question du travail, évoqué par le pape face aux jeunes à Rio est dans ce domaine, centrale. « Jadis, la vie de l’Église, animée par l’idéal de l’Action catholique, investissait totalement ce domaine. Aujourd’hui, même si certains groupes et quelques mouvements qui portent cette question du rapport au monde essaient de survivre, force est de constater que nous avons la tentation d’évacuer ces problématiques au profit d’une “rencontre avec Jésus-Christ” effectivement détachée de son déploiement concret dans ce que l’on appelait autrefois, au temps du concile Vatican II, l’apostolat. Nous sommes devenus experts en relecture, en introspection, mais comment fait-on pour rejoindre le monde du travail ? »

 UNE ÉGLISE OUVERTE À CHACUN

N’hésitant pas à employer le mot de « séduction » devant les évêques brésiliens ou l’expression de « ruse évangélique » devant ceux de l’ensemble de l’Amérique latine, le pape François plaide pour une Église plus « pastorale », sachant accueillir avant de juger, comme il l’a dit concernant la question de l’homosexualité, au cours de sa rencontre avec les journalistes dans l’avion du retour du Brésil. Il formule ainsi une vision pastorale somme toute très ignatienne, consistant à prendre les gens en fonction des situations où ils vivent, et non à partir d’une morale posée a priori. Ce qu’il appelle, dans une belle formule, la « révolution de la tendresse »…

À la racine de cette attitude, il y a la « miséricorde », l’un des mots les plus employés par le pape depuis son élection. L’Église n’est pas une instance de jugement et de règles. Il oppose ainsi une « Église de la miséricorde » à une « Église contrôleuse », et plaide pour une « Église qui facilite la foi, et non une Église qui la contrôle ».

Elle doit, martèle-t-il, être attentive « aux problèmes complexes qui surgissent » et savoir créer des lieux et des occasions « pour manifester lamiséricorde de Dieu ». Cela impose d’aller au-devant des personnes, de « ne pas avoir peur de sortir dans la nuit » de nos contemporains, de « croiser leur route » et dialoguer avec eux, d’aller aux « périphéries existentielles », selon une expression qui lui est chère.

Pour le pape, beaucoup de fidèles ont quitté l’Église catholique parce qu’elle n’a pas su les rejoindre là où ils étaient. La « mesure de la Grande Église leur a semblé trop grande », et c’est en partie pour cela qu’ils sont désormais séduits par les mouvements pentecôtistes…

« Les paysages et les aréopages sont les plus variés, a rappelé le pape devant le comité de coordination du Celam. Par exemple, dans une même ville, existent différents imaginaires collectifs qui configurent différentes villes. (…) Dieu est partie : il faut savoir le découvrir pour pouvoir l’annoncer dans les idiomes de chaque culture ; et chaque réalité, chaque langue, a un rythme différent. »

Pour Thomas Gueydier, cette remarque concerne aussi l’Église de France. « Dans des diocèses dits ruraux, comme ceux de Basse-Normandie par exemple, nous oublions que les gens à qui l’Église s’adresse vont étudier les grands auteurs à Université populaire de Michel Onfray », souligne-t-il. « Notons que François ne voit pas dans ce décalage du discours chrétien une simple erreur de communication ou un choix pastoral inapproprié, insiste-t-il, mais une faute spirituelle, pour ne pas dire un péché grave capable d’annuler la force de l’Esprit Saint. »

Au total, le pape souhaite favoriser une Église « capable d’aller au-delà de la simple écoute, une Église qui accompagne le chemin en se mettant en chemin avec les autres personnes ». Car le Dieu qui s’est révélé dans l’histoire est le Dieu « proche » de son peuple, qui « sort à la rencontre de son peuple ». Et non une « pastorale disciplinaire, qui privilégie les principes, les conduites, les procédures organisatrices… »

 UNE ÉGLISE PAUVRE ET SERVANTE

« Ah comme je voudrais une Église pauvre et pour les pauvres ! » Ce souhait, exprimé devant les médias le 16 mars dernier, le pape l’a reformulé à plusieurs reprises devant les jeunes du monde entier et les évêques brésiliens à Rio.

L’Église pauvre qu’il appelle de ses vœux ne doit pas se résumer à une ONG, mais doit être « capable de réchauffer les cœurs ». Certes, l’éducation, la santé, et la paix sociale sont « les urgences brésiliennes » a souligné le pape François, et sur ce sujet, l’Église doit faire entendre sa voix. Mais « pour répondre convenablement à ces défis, les solutions techniques ne suffisent pas, il faut avoir une vision sous-jacente de l’homme, de sa liberté, de sa valeur ».

Pour le P. Philippe Kloeckner, ancien responsable du pôle Amérique latine de la Conférence des évêques de France, le pape montre par là qu’il « ne veut pas que l’Église soit une institution qui travaille pour son propre compte, mais qui soit vraiment au service de Dieu et de l’annonce de l’Évangile ».

Dans son discours devant le Celam, le pape François a fustigé la « psychologie des princes » de certains évêques et rappelé que le rôle du pasteur n’est pas d’être « maître » mais de « conduire ». Selon lui, les évêques doivent « aimer la pauvreté », aussi bien « la pauvreté intérieure comme liberté devant le Seigneur que la pauvreté extérieure comme simplicité et austérité de vie ».

Pour Elena Lasida, de l’Institut catholique de Paris, chargée de mission à Justice et Paix et urugayenne, « l’idée d’une Église pauvre va bien au-delà de la simplicité matérielle ». Elle y voit une invitation à entrer « dans une relation de conversation, de compagnie avec l’autre », soulignant que face à la pauvreté, « l’Église ne peut pas apporter de solutions toutes faites ».

 UNE ÉGLISE À CONTRE-COURANT

« Je vous demande d’être révolutionnaires, d’aller à contre-courant ; oui, en cela je vous demande de vous révolter contre cette culture du provisoire, qui, au fond, croit que vous n’êtes pas en mesure d’assumer vos responsabilités, que vous n’êtes pas capables d’aimer vraiment… », a lancé le pape François le 28 juillet aux volontaires des JMJ de Rio. Pour le philosophe Guy Coq (dernier ouvrage paru, La Foi, épreuve de la vie, Éd. Parole et silence), cette phrase, « profondément évangélique » dessine une figure de chrétien capable de « rompre » avec tous les conformismes. « Être révolutionnaire, rappelle-t-il, ce n’est pas vouloir tout casser. C’est être capable de s’arracher à des courants qui traversent le monde comme ils nous traversent. Et pour cela, le pape donne une méthode : se montrer de nouveau capable d’engagements profonds, sortir de la culture de l’immédiat pour retrouver un sens de l’histoire de l’humanité et du salut. » Mais cet appel à être révolutionnaire dépasse la vocation personnelle de chacun. « Le pape appelle à transformer le monde, à le transformer radicalement. On le voit bien quand il dénonce l’omnipotence de la finance. Le prophète est celui qui veut arracher les hommes à la pente collective désastreuse dans laquelle ils sont entraînés. En ce sens, le pape François a une parole “prophétique” qui donne sens à l’engagement concret, éthique. Il ne considère pas la rupture comme un but en soi. Il croit, avec une forme d’imprudence, à la capacité d’imaginer un autre monde possible. Il retient la quintessence de ce que portait la théologie de la libération, à savoir que le chrétien trouve dans l’Évangile les leviers pour transformer le monde. Ce pape, dont le discours n’est pas moralisateur, et qui ne s’enferme pas dans des positions idéologiques ou des schémas préétablis, est un pape de l’espérance. »

ISABELLE DE GAULMYN, MARTINE DE SAUTO ET AGNÈS CHARETON

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